Il me faut des hommes, père ! Et des femmes, surtout. Nous sommes braves et forts, mais les hommes restent des hommes. Et ce n'est pas une garnison que nous voulons établir. Nous voulons bâtir un endroit où nous établir et prospérer.
Ragnar Herteitr fait de son mieux pour parler d'une voix calme. Il s'est levé d'une humeur massacrante, ce qu'il a caché du mieux qu'il a pu à Sahnnâ et à ses hommes. Sahnnâ a peut-être été dupe, malgré la rancœur diffuse et qu'il sait injuste qu'il nourrit pour l'esclave pour sa faiblesse de la nuit. Mais ses hommes vont fatalement s'en rendre compte. Surtout que les négociations s'accompagnent de boissons en abondance. L'odeur âcre du vin de bouleau flotte dans l'air, alors qu'Eirik répond calmement.
Nous ne savons pas encore précisément ce qui s'est passé. Raconte-nous tout depuis le début.
Alors, Ragnar respire tranquillement, et raconte l'histoire d'une voix plus posée. Il raconte son arrivée au palais royal. La manière dont il a été éconduit. Son attaque sur le navire marchand, qui l'a rendu riche. Son regard cherche Sahnnâ dans la foule massée autour de la table, mais il n'en parle pas. Inutile d'attirer l'attention sur elle, du moins pour l'instant. Il parcourt le visage des hommes. Les discussions politiques chez les chefs danes sont souvent pour le moins informelles, et tous les membres de la maisonnée et du clan ont le droit d'y assister. Aussi la moindre parole doit-elle être soigneusement mesurée, car elle est inscrite dans la mémoire collective aussi sûrement que si elle avait été consignée sur un parchemin.
Il raconte comment il a utilisé le navire pour attirer les pirates de Charles de Montfier à l'extérieur de la forteresse. Comment il a négocié avec les villageois. Passe rapidement sur sa blessure. Comment les hommes se sont rendus, et comment il a tué Charles de Montfier, lui succédant ainsi en tant que maître des lieux. Il s'en tient au fait. Sans fausse modestie, bien que celle-ci soit souvent appréciée, ni fanfaronnade.
Il décrit l'île. Une forteresse puissante. De vastes forêts et une mer poissonneuse. Un climat plus tempéré, une terre fertile. Il parle de ses richesses. D'un endroit sûr d'où lancer des expéditions vers les fertiles terres du Sud. Il précise néanmoins que, pour l'instant, il a offert une trêve à la reine. Au fur et à mesure de son histoire, sa voix s'est animée. Elle est porteuse d'une promesse de succès pour ceux et celles qui auraient le courage de quitter leurs foyers pour le suivre.
Eirik lève une main catégorique.
Il suffit. Nous en parlerons plus en détail... mais après le banquet. Car ce soir, nous allons festoyer pour fêter ton retour.
Ragnar s'arrête, le souffle court.
Mais...
Plus tard. Il nous faut le temps d'y réfléchir.
Le ton est définitif et Ragnar acquiesce, après un instant, de mauvaise grâce. Puis il se lève brusquement avant de fendre la foule pour aller chercher ses fourrures dans ses appartements, afin d'aller respirer l'air de l'extérieur.
On est en fin de matinée, et le givre a presque entièrement disparu de l'herbe rase qui borde le lac. En revanche, il y a toujours un peu de glace au bord de l'eau. La main du jarl vient se poser doucement sur la garde de son épée. Il ferme les yeux. Falr n'est pas son foyer. Mais le lac Yeravik, si. Une brise glacée vient caresser sa barbe alors que les rayons du soleil du nord le réchauffent et illuminent le paysage.
Un bruit de pas rompt sa méditation. Eirik vient tranquillement le rejoindre, se plaçant à côté de lui. Ils restent silencieux quelques instants, le regard vers le lac sur lequel se reflètent les rayons du soleil.
Combien d'hommes te faut-il ?
Le ton est brusque, d'une brusquerie naturelle, familière.
Je dois y réfléchir.
Réponse donnée d'un ton acide. Soupir d'Eirik.
Tu ne peux pas tenter de me voler mes hommes sans m'en avoir parlé auparavant, Ragnar.
Voler !
Ragnar ouvre des grands yeux, choqué.
Ce sont mes hommes. C'est à moi qu'ils ont prêté serment. Tu les veux pour toi, non ?
Instant de réflexion.
Certains.
Ragnar le reconnaît de mauvaise grâce.
Encore un silence.
Combien ?
Le ton d'Eirik est patient, fait inhabituel. Le genre de ton qui peut présager une rage ardente comme une approbation bienveillante.
Trois cent seraient l'idéal.
Pas de marchandage, pas de fausse manœuvre. Ragnar veut trois cent, il dit trois cent. Il ne va pas se livrer à des marchandages mesquins avec son propre père.
Cette fois, c'est à Eirik d'ouvrir des yeux ronds.
Trois cent ? Sur les mille qui me suivent ? Tu en demandes beaucoup.
Ragnar hausse les épaules.
Je te rendrai beaucoup. Je n'ai pas menti, la terre est bonne. Nous pouvons faire prospérer des familles, développer une ville, un port... faire fructifier le commerce.
Le commerce.
Le ton du père est aigre. Ni lui ni son fils ne font de commerce. Ils doivent leurs gains uniquement à la guerre. Mais tous ne peuvent pas être dans leur cas, comme Ragnar le sait fort bien. Il a un mince sourire.
Et l'espionnage.
Il y a un moment de silence.
J'ai fait ce que tu attendais de moi. Je me suis procuré une terre par mes propres moyens. Et j'ai de quoi entretenir une armée. Rendre notre famille puissante. Il faut des moyens, pour cela. Je pensais que tu l'aurais compris.
Oui, oui. Mais trois cent hommes ?
Eirik soupire, agacé.
Tu ne peux pas te contenter de moins ?
Ragnar ne répond pas, se contentant de lui jeter un coup d'oeil appuyé. Pas de marchandage mesquin. Il n'a pas demandé plus pour négocier ensuite. Il a demandé d'emblée ce qu'il pensait nécessaire, même en sachant que c'était un gros sacrifice à faire. Bien sûr qu'il peut se contenter de moins. Mais, s'il demande trois cent, c'est qu'il pense que trois cent est le nombre correct. Et Eirik le sait parfaitement.
Et leurs familles aussi.
Ce n'est pas une question.
Ce n'est pas à moi d'en décider, Ragnar. Tu sais comment fonctionnent les choses. Nous allons demander leur avis aux hommes et aux dieux. Il faut tirer les runes, et laisser les hommes et leurs familles faire le choix. Tu leur parleras au banquet, lorsque l'alcool aura enflammé leur enthousiasme.
Il a un franc sourire qui illumine son visage.
Pour convaincre des hommes de partir à l'aventure, parle-leur une fois que le vin et la bière ont fait taire leur tête. Alors tu peux plus facilement parler à leur coeur.
Ragnar prend la parole, incrédule.
C'est pour cela que tu m'as empêché de poursuivre ?
Précisément.
Le rire du jeune jarl jaillit comme un feu dans l'air glacé.
Très bien. Tu as raison. Je leur parlerai ce soir. Après tout, cette affaire peut bien attendre quelques heures.
Oui. Nous nous reverrons ce soir.
Eirik se détourne pour partir, à la stupéfaction de son fils.
Tu pars déjà ?
Oui. Il y a quelques pillards qui ont trouvé refuge sur la côte, à l'est. J'ai rassemblé quelques hommes pour les attaquer. Un peu de butin supplémentaire est toujours bienvenu. Et je ne laisserai pas des renégats menacer les populations qui comptent sur ma protection.
Veux-tu que je vienne ?
Ragnar tapote la poignée de son épée.
Par les dieux, mon garçon ! Je suis peut-être vieux mais mon bras est encore vaillant. De toute manière, il faut bien que je respecte la tradition familiale.
Mourir l'arme à la main. Ah oui. Et au combat, si possible. La famille de Ragnar est une famille de guerriers, ce dont ils s'enorgueillissent. Mais peu sont aussi extrémistes qu'eux dans leur manière de voir le combat et la guerre. Ragnar sent une bouffée de tristesse l'envahir à cette pensée. Lui et ses hommes sont parmi les derniers vestiges d'un ancien état d'esprit. Le monde change, et c'est avec une étrange mélancolie qu'il salue son père d'un signe de tête.