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 Une grossesse difficile

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Eivind Ravnlyt

Eivind Ravnlyt


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MessageSujet: Une grossesse difficile   Une grossesse difficile Icon_minitimeVen 13 Sep 2024 - 11:40

Ismeerlane, île de Falr
Dans la forêt au nord du village
An 165, 2ème jour de la Lune (347ème jour)
Fin de l'heure de l'Arbre (vers 07h30)

Cot, cot.

Je dodeline de la tête.

Écoute, je suis d'accord avec toi, mais c'est l'hiver, on mange ce qu'on peut.

Cot, fait l'autre poule.

Tu ne vas pas t'y mettre aussi ?

J'aime bien parler avec des choses. Des arbres, des animaux. Honnêtement, je ne sais pas s'ils me répondent. Des fois j'ai l'impression que oui. Je fais jouer mes épaules. Porter une poule sous chaque bras en marchant plusieurs heures par un froid glacial, ça finit par fatiguer un homme.
Mais en fait, c'est peut-être une bonne idée. Depuis quelques temps, je sentais la Soif revenir. L'envie de combattre, de déchirer, de tuer. Les gens me regardent et ils voient un type un peu bizarre et solitaire. Ils oublient ce qu'est un berserker. Me fatiguer, c'est important. Ça évite que je ne trouve d'autres manières de dépenser mon énergie. Si je suis solitaire, c'est d'abord pour leur propre bien. Lorsqu'ils le comprennent, ils changent de comportement.

Sauf le jarl. On a l'impression qu'il sait exactement ce que je suis, et qu'il s'en fiche éperdument. Les poules, c'était son idée.

Rowan n'a pas donné signe de vie depuis longtemps. Ce n'est pas normal. Je crains que ses... mésaventures... avec l'Arc Blême... enfin.... fais ce que tu peux. Des poules, c'est bien. Ça donne des œufs.

Merci pour ces instructions détaillées, chef.

Et en même temps... ça a un côté touchant. Ces Suéris de Yeravik ont un truc que je n'avais jamais vu chez personne auparavant. Une espèce de solidarité fondamentale, une attention instinctive et perpétuelle aux autres membres du clan. Je suis convaincu que si j'allais voir Ragnar, ou Ivar, et lui demandais comment allait absolument chaque membre du village, je pourrais recevoir un rapport complet. Alors qu'aucun des deux ne semble sortir souvent de la forteresse. C'est presque surnaturel.

Ça m'avait intrigué. Et puis, j'avais vu le blason du clan. Et j'avais compris.

C'est surnaturel.

Une rune comme blason ? Qu'est-ce qui est passé par la tête de vos ancêtres ?

Les runes ne sont pas faites pour être décoratives. Elles ont un effet, souvent à double tranchant. Et la rune Man... c'est beaucoup de choses. C'est l'ordre social. Le pouvoir. L'interdépendance. La tradition. Toutes choses qui semblent très bien, mais peuvent rapidement vous enfermer dans un carcan de traditions, de principes, de règles sociales incontournables... Et ça se sent. A Yeravik, depuis des générations, les hommes naissent en cherchant comment mourir.
Il n'y a qu'un seul autre clan comme ça, à ma connaissance. Un clan dont il vaut mieux éviter de prononcer le nom à voix haute devant Ragnar. Vindhaugr.

Cot ?

Pas tout de suite, si elle a deux sous de bon sens. Les œufs, c'est pratique. Maintenant, je ne te cache pas qu'un bouillon de poulet, c'est vraiment un bon plat pour récupérer d'un accouchement.

Cot.

Un Valhalla des poulets ? Une idée intéressante.

Je repose les poules sur la neige, les enroule une fois encore dans le tissu. J'ai choisi un jour où il ne faisait pas trop froid, mais mes doigts sont gourds et je veux aussi que les poules arrivent en bonne santé. J'aurais pu avoir plus chaud en partant plus tard, mais j'ai cédé à un réflexe très suéri de contenter le plus de dieux possibles, du plus de panthéons possibles. Et l'heure de l'Arbre, c'est la générosité, le don. J'espère vaguement que ça convaincra Rowan de m'écouter avant de me tirer une flèche dans l’œil.

Si je meurs avec un poulet à la main, tu crois que ça compte ? Les poulets ont des becs, et un bec, c'est une arme, après tout.

Cot.

Oui, non, tu as raison, je n'irais pas faire face à un soldat eiralien énervé avec un bec de poulet.

Je n'ai pas dit à Ragnar que Rowan était enceinte de lui. Ni même qu'elle était enceinte, tout court. Il croit simplement que l'hiver est difficile pour elle, ou peut-être qu'elle a attrapé froid.
Je vois Rowan avant qu'elle ne me voie, et c'est déjà signe qu'elle est fatiguée. Elle est accroupie, relevant un collet... qui n'a rien pris, évidemment. J'élève la voix. Vu son tempérament et considérant la Soif qui rôde aux lisières de ma conscience, je préfère m'assurer d'éviter toute tension entre nous, et donc d'éviter de la surprendre.

Je suis de retour. Désolé. Mais j'ai apporté des cadeaux.
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Rowan Altenberg

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MessageSujet: Re: Une grossesse difficile   Une grossesse difficile Icon_minitimeVen 20 Sep 2024 - 0:05

Si lourde. Si terriblement lourde.
Etrange de se sentir aussi lourde et aussi creuse en même temps.


Ce collet n'a rien pris depuis deux semaines, elle sait qu'elle aurait dû le changer de place. Mais une étrange fatigue mentale lui a fait repousser le choix d'un autre emplacement à plus tard. Elle s'est contentée de rendre à la cordelette sa forme en la frottant de cire, et l'a remise en place sous la racine arquée où elle sait que, d'habitude, se faufilent des lapins. Il y avait encore des crottes fraîches sur cette piste il y a quelques jours. Ils sont là, il faut qu'ils y soient.

Il y avait deux oiseaux dans les paniers retournés, deux petits maigrichons affamés poussés à l'imprudence par la faim. A peine digne de la poignée de graines qu'elle a posée là comme appât. Troisième collet vide. Il en reste deux. Il faut espérer qu'elle y trouvera quelque chose.

Elle est sur le point de se redresser quand elle entend la voix derrière elle. Surprise, effrayée, elle se retourne vivement, perd un instant l'équilibre, ce ventre énorme et malcommode qui la dérange pour... pour à peu près tout. Se tenir debout, ou se tenir assise, ou se tenir allongée. Dormir, marcher vite, grimper, oublions l'idée de courir. Chasser. Récolter, cueillir. Hier elle a eu ce brusque élancement dans le côté quand elle maniait le bâton pour déterrer des racines, la douleur n'est pas encore partie, elle a dû se froisser quelque chose. Mais heureusement, le sang n'est pas revenu. Il n'est pas revenu depuis qu'elle est restée dans sa petite caverne, allongée presque tout le temps à somnoler, pendant toute une semaine, après cette chasse imprudente, et infructueuse, en plus.

Plus de chasse, plus d'efforts, ne plus trop s'éloigner pour ramasser les baies d'hiver ou les herbes et les écorces. Plus rien que le plus facile, et encore, doucement, prudemment. Guetter les traces suspectes pour vérifier l'absence des lynx, des loups, même des bêtes moins dangereuses qui pourraient, tout simplement, s'intéresser à ce qui reste de ses réserves.

C'est allé trop vite. J'aurais dû avoir plus de temps avant que ça devienne aussi difficile.

Rowan a déjà vu des femmes lourdes de leur enfant. D'habitude, quand elles sont aussi grosses, aussi encombrées et pataudes qu'elle en ce moment, c'est que le moment approche, qu'avant la moitié d'une lune les douleurs commenceront. Mais il lui reste encore près de deux lunes, à elle. C'est trop tôt. Ce n'était pas censé se passer comme ça. Il faut pourtant qu'elle mange, qu'elle garde ses forces, et aussi qu'elle constitue des réserves pour quand elle ne pourra plus se déplacer. Qu'elle se prépare. La fin de l'hiver est encore loin.
Elle a peur.
Le sang lui a fait peur.
Les pointes de douleur dans les côtés lui font peur.
Ce ventre lui fait peur, cette fatigue du corps et de l'esprit, cet engourdissement des sens.
Ce qui bouge en elle en ce moment lui fait peur. Cette petite vie qu'il faudra nourrir et protéger, pendant de longues années.
Elle a pensé au village, puis repoussé l'idée.
Non.
Le village n'est pas pour elle.
Le village est trop loin à présent, de toute façon.

Et maintenant, lui.
Elle a reconnu la voix avant de reconnaître le visage, elle sait qui est là.
Elle s'est fait surprendre comme une idiote, idiote comme l'oiseau affamé et lourde comme une vache prise les quatre pieds dans la boue. Elle tâtonne pour prendre sa fronde, mais au moment où elle l'attrape la douleur dans le côté flamboie, et elle serre les dents, fort, pour ne pas geindre. C'est le mouvement brusque. Et maintenant, le choc venu de l'intérieur, le coup dans l'estomac, le mouvement. L'enfant bouge et cogne. Respirer, respirer, laisser filer l'air entre ses dents, laisser filer la douleur, lentement.

Le Suéri aurait eu dix fois le temps de lui faire du tort.
Lourde et idiote.

Je suis de retour. Désolé. Mais j'ai apporté des cadeaux.

Elle se redresse lentement, avec prudence, étire un peu son dos douloureux. Elle le scrute, à la fois furieuse de s'être laissée approcher aussi facilement, et trop épuisée pour être furieuse. Elle se doute de l'image qu'elle doit renvoyer, parce qu'elle voit son regard à lui changer.
Elle ne dit rien. Qu'y a-t-il à dire ? Il est de retour. Il n'est pas désolé. Et il y a quelque chose qui gigote sous chacun de ses bras. Rowan hausse les sourcils.

Des cadeaux pour fêter quoi, Suéri ?

Je t'avais promis la mort si tu revenais, et je ne suis plus capable de te l'offrir. C'est ça que tu veux fêter ?
Avoir réussi à te glisser dans mon dos sans même que je t'entende ? C'était une performance, il y a peu, encore. Là ça souligne juste mon manque de vigilance. Ca ne me donne pas envie de me montrer accueillante, ni même d'accepter quoi que ce soit de toi.


Un gloussement tranquille sort de sous le bras gauche d'Eivind. La tête d'une volaille à l'oeil rond, trop paisible pour être curieuse, trop bête même pour songer à se débattre. Etrange cadeau. Tellement à propos.

Une pondeuse. Amusant.

Elle se crispe, souffle lentement par le nez. Son oeuf à elle vient de lui décocher un coup de pied dans le diaphragme.

Pourquoi es-tu revenu ?
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Eivind Ravnlyt

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MessageSujet: Re: Une grossesse difficile   Une grossesse difficile Icon_minitimeMar 24 Sep 2024 - 21:48

Je cille.

Fêter ?

Sur le coup, le concept me semble si absurde que je ne comprends même pas de quoi Rowan parle. Quelques instants plus tard, mon cerveau se met en marche.

Aaaah. Du sarcasme. Enfin, je crois.

En Suérie, nos cadeaux servent à survivre plus qu'à célébrer. Ceux-ci servent à... fêter le fait que tu survives au moins jusqu'au printemps.

Un bref silence.

Je suis revenu sur ordre du jarl. Les poules, c'est son idée...

Voyant immédiatement Rowan plisser les yeux, je lève précipitamment les mains. Ses yeux sont d'un jaune qui rappelle ceux d'un loup. Ce n'est pas un regard qu'on aime voir braqué sur nous, encore moins avec une expression hostile.

Je ne lui ai rien dit !

Voyant la jeune chasseresse se détendre, je poursuis, un peu plus à l'aise.

Mais l'hiver vient, et il s'inquiète pour... ses gens. Moi aussi, d'ailleurs. L'année a été.... difficile. Et l'hiver sera rude. Prends les poules. S'il te plaît.

Ses gens. "Ses gens", c'était une erreur. Je le réalise immédiatement. Une femme qui refuse même d'habiter dans un village n'a aucune chance d'accepter aisément l'idée de faire partie "des gens" de qui que ce soit. Les mots semblent même lui mordre le bide. Et pourtant, elle doit accepter. Nous le savons tous deux. C'est cela ou la mort. L'idée me traverse alors qu'elle pourrait bien choisir la mort. Elle n'est pas suérie, et pourtant il y a quelque chose de suéri dans la manière dont sa fierté, chevillée au corps, se met en travers de son instinct de conservation.

Prudence, maintenant.

Rowan avance d'un pas, fière, presque agressive. Elle souffle. Une mèche de cheveux s'écarte de son visage, rendant son regard encore plus perçant.

Ses gens...

Un bref silence, pour reprendre d'un ton d'autant plus mordant.

Ceux du village, ils lui appartiennent aussi ?

Je secoue la tête.

Ce ne sont pas des esclaves, si c'est ta question. Mais s'ils sont sous son autorité, ils sont aussi sous sa responsabilité.

La grimace qui torture son visage m'apprend que je viens de faire une autre erreur. "Autorité". J'éprouve brièvement l'envie de me frapper la tête contre un tronc d'arbre.

Crétin. Crétin. Crétin.

C'est vrai, bien sûr. Mais il faut parfois savoir la fermer, vérité ou pas. J'essaye de rattraper le coup. Je souffle un bon coup, pour apaiser la tension qui monte dans ma poitrine.

Tu me poses des questions trop grandes pour moi. Moi, je suis seulement celui qui apporte à manger. Je n'ai pas d'avis à donner sur la politique ou la gestion d'un clan. Mais je peux te dire une chose, un dicton que nous avons, en Suérie...

Je cherche dans ma mémoire la réplique du Hávamál, mais elle me prend de vitesse.

L'arbre seul ne survit pas à l'hiver ?

Je souris. On croirait entendre Einar. L'a-t-elle rencontré ? Peu importe. D'une manière ou d'une autre, un peu de bon sens suéri semble avoir infusé son âme.

Survis. Un jour, c'est toi qui apportera de l'aide, au lieu de la recevoir.

Je vois son regard devenir plus pensif, alors qu'elle semble méditer la réponse. Elle baisse les yeux vers les poules, qui fouillent la neige à la recherche de nourriture, qu'elles semblent trouver, je ne comprends pas par quel miracle. Au-delà de ça, je suis stupéfait de voir comme ce qui nous semble évident, en tant que clan suéri, est aussi peu naturel pour cette femme. Mais je comprends. Elle a toujours été celle qui apportait de l'aide et n'avait besoin de personne. Et maintenant, tout a changé. Je reste silencieux un moment. Elle aussi. Contemplant quelques flocons de neige épars qui tombent des branches caressées par le vent.

J'examine Rowan, voyant les détails que je n'avais pas vu. Ses traits ne sont pas simplement tirés. Elle a le regard de qui est poussé à ses limites par l'épuisement, et ne tient plus que par la volonté.

Rowan relève finalement les yeux sur moi, après avoir considéré les volailles d'un long regard à la fois pensif, un peu dégoûté et surtout, brillant de fatigue.

Tu peux laisser ces deux bestioles. Ça te fera moins de poids pour le retour. Et je prendrai soin d'elles.

Un sourire sans humour.

On prend soin de ce qu'on peut.

Je lui rends son sourire. Je me rappelle d'un dicton de chez nous.

L'hiver nous tient tous dans la même poigne.

Comme nous tous, Rowan. Comme nous tous.

Je tourne les talons pour partir. Mais sa voix me rattrape.

Je suppose que ce serait un peu trop de te demander de lui dire que tu as trébuché et qu'elle se sont enfuies ?

Je sens mes pieds s'arrêter de leur propre volonté, et se tourner à moitié. Je me fige, me demandant une fois de plus si ce que je m'apprête à dire est une bonne idée.

Et puis merde.

Je me retourne franchement, la fixant dans les yeux.

J'ai grandi en Suérie. Là-bas, tous les enfants vivent au moins trois famines avant d'atteindre l'âge adulte. S'ils ont de la chance. Lorsque l'hiver vient, qu'il n'y a rien à manger, on ne s'embarrasse pas de principes, ou de fierté. On prend ce qu'on peut, quand on peut.

Une brève pause, juste le temps de reprendre ma respiration.

Sois sûre que, dans ta situation, Ragnar aurait déjà plongé sur les poules à l'instant même où on les lui offrait. Comme moi, comme Ivar, et comme tous les autres. Bonne journée.

Je me retourne pour partir, puis m'arrête.

Il.... se pourrait que je m'égare dans la région, un jour ou l'autre, cet hiver. Bonne chance à toi.

Cette fois, seul le silence me répond.
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Rowan Altenberg

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MessageSujet: Re: Une grossesse difficile   Une grossesse difficile Icon_minitimeVen 11 Oct 2024 - 20:23


Bien sûr que tu t'égareras, Suéri. Et je devrais songer à aller m'installer dans cette autre caverne, plus haut vers le sommet, plus difficile d'accès, mieux cachée. Celle où tu ne me trouverais pas.
Mais je ne peux plus, à présent. Et je pourrai encore moins, au fil des jours qui passent.
Si lourde. Si pataude et lourde.
Si faible.


Les pas d'Eivind s'estompent, le silence retombe derrière lui avec la dernière branche nue, la dernière fronde brunie de fougère. Rowan reste immobile, les deux poules gloussant doucement devant elle, confiantes, stupides. Elle soupire. Il ne lui faudra même pas les porter, elle a encore dans sa musette les quelques poignées de graines placées dans les pièges à oiseaux. Il lui suffit d'en laisser tomber quelques unes derrière elle en marchant, et les deux autres la suivent en picorant, en échangeant un caquètement ou un froissement de plumes de temps en temps. Leurs ailes sont rognées, elle n'iront pas loin.

Comme moi, en somme.

Le pas lent pour ne pas distancer la volaille, Rowan revient vers le vallon encaissé, vers la caverne où elle est allée s'installer. Elle se prépare pour les quelques instants difficiles où il lui faudra passer l'éboulis moussu, se courber sous le porche si bas, si sombre. Les poules n'auront pas de mal, mais elle devient trop maladroite, elle. Derrière, le sol sera presque plat, entre les parois sombres, douces, que l'ancienne rivière a sculptées avant de changer de cours, il y a longtemps. Le filet d'eau qui reste est clair et pur. La fissure du plafond laisse passer la lumière, et fait luire sur les parois les pierres rouges, rondes, les pierres de sang. Rowan connaît cette caverne depuis toujours. Quand elle a songé à un refuge, celui-là s'est imposé comme une évidence.

Il fera bon, dans la caverne, parce qu'il y fait petit, et que les braises y auront gardé un peu de chaleur. Et puis, sous terre, il fait toujours bon. Rowan ne brûle que du bois très sec, qui ne fume pas, pour éviter de révéler sa présence. Il en reste largement assez, ce n'est pas ça qui l'inquiète.
Et à présent, ses réserves l'inquiètent un peu moins, aussi.
Elle se tourne et regarde les deux poules approcher d'elle, une graine après l'autre picorée sur le sol. Une rousse, une noire. Bien grasses et bien en chair. Deux oeufs par jour, plus qu'assez pour tenir si elle les nourrit bien. Quelques prises par semaine pour compléter.
Un peu de la peur qui la ronge s'est enfuie.
Et c'est, effectivement, un cadeau.

Elle songe, le long de son chemin qu'elle change toujours un peu pour ne pas marquer sa trace. Le Suéri reviendra parce qu'il croit qu'il en a le devoir. Parce que l'autre, son chef, croit que lui en a le devoir. Veiller sur les siens. Ses guerriers, ses servants, liés par la loyauté ou parce que le sort a fait d'eux la propriété d'un autre. Mais ceux du village ? Ils sont à l'île, pas à lui.
Et elle ?
Elle est à la forêt, à la montagne, aux ruisseaux de son île.
Elle n'est pas à lui.

Et tu n'es pas à lui non plus.
Tu es à moi.


La main posée sous son énorme ventre, elle grogne. Etire son dos. Reprend le chemin de son refuge, suivie par les deux poules, la noire et la rousse.
Le Suéri reviendra, mais il n'ira pas jusqu'au vallon, n'aura pas l'idée de passer l'éboulis.
Elle est en sécurité, loin d'eux, au coeur de son île.
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