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| Sacrifice nocturne | |
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Une vieille
Messages : 14
| Sujet: Sacrifice nocturne Mar 6 Mar 2018 - 22:14 | |
| Une colline boisée à l'ouest de Rossburh Jour de la Sixte Croix (253ème jour) Heure de la Lune (minuit) La femme était si vieille qu'elle en semblait sans âge. Sous la pâle clarté de la lune, elle restait, immobile, vêtue d'un ample manteau à capuchon, debout face au vent léger qui venait de l'est. C'était une clairière au sommet d'une colline boisée, à environ deux valques* de Rossburh. Personne ne savait pourquoi aucun arbre n'avait choisi, de mémoire d'homme, de pousser sur cette terre pourtant fertile. Sans doute que personne ne tenait réellement à le savoir. C'était un lieu pour les sacrifices, un lieu pour les rituels secrets, certains innocents, d'autres étranges, quelques-uns carrément innommables.
Dans les bois obscurs retentit un bruit de sabots. Un cheval avançait, manifestement sans se presser. Mais cette lenteur dégageait une impression de menace. La femme se redressa, et sa bouche se tordit en un sourire. Elle observa la lune. Un énorme nuage noir allait passer devant. Et cela était bien.
Autour d'elle, des galets étaient soigneusement disposés suivant un motif complexe, et cela était bien aussi. La vieille femme se tenait au milieu d'un double cercle de galets, coupés de branches entrecroisées. Et le cheval se rapprochait. Enfin, le cavalier arriva en vue. Il semblait intimidé. Et cela aussi était bien. La femme sans âge ferma les yeux. Elle n'avait pas besoin de la vue. Les ténèbres étaient ses amies. Elles murmuraient, d'une voix caressante, qu'elle avait besoin de fermer les yeux pour entendre.
Tu es la vieille Brigithe ? lança-t-il une fois arrivé à portée de voix. Il avait une voix assurée, une voix habituée à donner des ordres. Mais une voix qui, ce soir, parlait avec la gorge nouée. Et cela, également, était bien.
Elle ne répondit pas. Il y eut un silence ; un silence entrecoupé d'une respiration rapide, haletante. Une respiration de chiot paniqué.
Est-ce que tu es la vieille Brigithe ? répéta l'homme.
Elle leva la main pour lui intimer le silence.
Où, croassa-t-elle, est le sacrifice ?
Il y eut un renâclement, et il ne venait pas du cheval.
Entre mes cuisses.
Elle ricana, et ce son était comme celui d'une vieille porte qui grince. Puis elle extirpa des replis de son manteau un long couteau incurvé à l'aspect plutôt sale.
Ta virilité sera un prix acceptable. Les ténèbres en seront heureuses et elles chanteront ton nom.
Bruit de déglutition. L'obscurité, semblait-il, aiguisait les sens de la revalhend. Elle eut un léger sourire, presque imperceptible, presque enfantin.
Je parlais du cheval, revalhend.
Elle tendit une main décharnée vers l'homme.
Un cheval ? C'est donc une jument que tu veux protéger ?
Comme il ne répondait pas, elle poursuivit.
Pourquoi es-tu venu, Paul de Peyrefendre, de la glorieuse maison des Peyrefendre ? Pourquoi m'honorer de ta présence, moi, une faible femme ?
Elle se fendit d'une révérence moqueuse. * Une valque vaut 3,41km. |
| | | Paul de Peyrefendre
Messages : 18
| Sujet: Re: Sacrifice nocturne Jeu 8 Mar 2018 - 22:12 | |
| Le lieu donnait froid dans le dos. Et Paul, qui avait pourtant connu son lot d'expériences effrayantes, ne pouvait empêcher ses cheveux de se dresser sur la tête. Lors de son trajet dans les bois, il avait eu la désagréable sensation d'être observé. Ce n'était pas quelque chose de palpable, non, pas quelque chose de précis. Simplement un frémissement qui remontait le long de la colonne vertébrale. Plusieurs fois, il avait discrètement avancé le pied, donné un petit coup sur l'épaule du cheval. Impeccablement dressé, celui-ci avait à chaque fois sauté une demi-foulée. Si quelqu'un avait suivi en prenant garde de calquer sa foulée sur celle de la monture de Peyrefendre, alors le jeune homme l'aurait entendu. Mais non. Rien. Enfin, rien d'autre que cette sensation.
Et la femme... La femme dégageait une sensation de puissance malveillante. Une partie de Paul se disait que le large capuchon noir, les branches disposées au sol, et peut-être même les os - il ne tenait pas à connaître leur provenance - faisaient partie d'une sorte de mise en scène. Mais l'autre partie répondait qu'aucune mise en scène n'aurait pu donner à la revalhend ce timbre de voix si particulier, et cette attitude de corbeau maléfique.
On dit que tu connais des sortilèges, répondit le futur comte sans répondre à l'insolence de la vieille femme. On dit que tu sais comment influencer les naissances.
On dit aussi qu'il existe des bateaux volants et que le plus grand loup de l'univers peut avaler toute la terre dans sa gueule. Tu es venu bavarder ? Que veux-tu ?
Encore cette voix, ce croassement quelque part entre l'humain et le corbin.
Ma femme.
La voix de Paul s'était serrée.
Elle est enceinte, et en mauvaise santé. Je veux que l'accouchement se passe bien.
Ah.
C'était une simple syllabe, mais elle était tombée comme la lame du bourreau.
Tu t'inquiètes pour ta femme, et pour ton enfant. Tu veux qu'ils vivent. Tu en demandes beaucoup, pour un simple cheval.
Je m'inquiète pour ma femme. Les enfants... il pourra y en avoir d'autres.
Le visage de la vieille femme se fendit brutalement d'un sourire de prédateur, et la lumière froide de la lune caressa ses canines, leur faisant jeter un reflet glacial. Ses yeux s'illuminèrent, et durant un moment, il sembla que des escarboucles y dansaient.
Tu sacrifierais ton enfant aux Puissances et à la Lune ? Pour sauver ta femme ?
Paul de Peyrefendre fut - et il le regretterait toute sa vie - un instant tenté de répondre "oui". Mais, parce qu'il était un Peyrefendre, il n'avait pas le choix de la réponse, bien évidemment. Il secoua la tête.
Non, mais je peux t'offrir...
Il mit pied à terre, atterrissant souplement sur le sol jonché de brindilles.
Lutteur. C'est mon cheval préféré. Il m'a porté lors de nombreuses batailles. C'est un prince parmi les chevaux. Je te l'offre.
Il y eut un silence, qui s'éternisa. Paul fixait la vieille, souffle court, dans l'expectative. Finalement, elle renifla, comme si elle essayait de flairer quelque chose. Puis elle souffla, et secoua la tête. Lorsqu'elle reprit la parole, sa voix rappelait le grincement d'une vieille porte, qu'on imaginait donner sur un tunnel obscur d'où sortiraient des chuchotements indéfinissables, mais probablement maléfiques.
Pas à moi, jeune seigneur. Pas à moi. Aux Puissances. Et à la Lune.
Un silence.
Mais elles n'en voudront pas.
Paul mit quelques instants à assimiler ce qu'il venait d'entendre.
Quoi ? Pourquoi ?
Les Puissances et la Lune sont cruelles, mais équitables. Une vie pour une vie, c'est le prix. Tuer un cheval pour sauver un cheval. Tuer un humain pour sauver un humain. Et toi... Tu essayes de marchander. Les Puissances n'aimeront pas ça, oh non.
Alors que le monde de Paul s'effondrait, il répondit tout de même avec un calme implacable, paisible.
Non. Ça n'arrivera pas.
Oh, Ailis, ma douce. Si tu savais à quel point je suis désolé...
La revalhend inclina la tête comme un oiseau de malheur.
Non ? |
| | | Une vieille
Messages : 14
| Sujet: Re: Sacrifice nocturne Sam 10 Mar 2018 - 11:46 | |
| Elle aurait craché par terre si ça n'avait pas été risquer d'insulter les Puissances. D'insulter la Lune. Tous ces suppliants, toutes ces pauvres âmes. "Rends stérile ma rivale", disaient-elles. "Protège ma femme qui va accoucher". "Protège mon fils qui part à la guerre". "Guéris ma vache qui ne donne plus de lait", répétaient ces pauvres âmes.
"Je te donnerai tout ce que tu voudras".
Tout ce que tu voudras ?
Belles paroles. Lorsqu'ils comprenaient qu'il fallait sacrifier, que c'était incontournable, et que ce sacrifice allait nécessairement coûter, alors ils changeaient d'avis. Parfois. Pas toujours. Et ce nobliau, c'était visible, n'allait pas changer d'avis. Mais Brigithe décida de lui expliquer. Pourtant, elle se sentait suffisamment âgée pour que son temps soit précieux, mais le fils d'un comte méritait tout de même quelques égards.
Pourtant, déjà, elle sentait la saveur amère de l'échec sous sa langue. Avec l'expérience, elle avait appris à savoir ce qu'allaient répondre les visiteurs avant même qu'ils ouvrent la bouche. Un sacrifice coûtait toujours, et pas uniquement de l'argent. Il contraignait à changer ses pensées, ses croyances, ses comportements. Tout ce que le jeune Paul de Peyrefendre n'était ni prêt, ni capable de réaliser.
Des chevaux, je sais que tu en as. Des princes parmi les chevaux, également. Tu en as tout autour de la ceinture. En sacrifier un ne te coûte pas grand-chose, même s'il a pour toi une "valeur sentimentale". Ce n'est pas un sacrifice qui va intéresser la Lune. Alors, pour sauver des humains, il faut sacrifier des humains. Qui es-tu prêt à sacrifier ? Toi ?
Le jeune comte la regarda avec des yeux d'obsidienne.
On lui a dit de venir avec humilité. Ce n'est pas quelque chose qu'il est habitué à faire. Mais il a au moins essayé, sans quoi il serait venu avec une suite d'hommes en armes. Ou il aurait carrément envoyé un héraut à sa place.
La réponse tomba après un silence perceptible.
Non.
Il estime que ta question ne mérite même pas de réponse. Il l'a donnée... par humilité.
C'était un murmure, qui ne venait pas de Brigithe, ni de Paul de Peyrefendre. C'était un cadeau, un indice, de la Lune Qui Observe. Brigithe considéra son interlocuteur avec un intérêt renouvelé. Ce genre de manifestations était suffisamment rare pour qu'elle ait envie de faire durer la conversation, juste histoire de voir ce qui se passerait.
Non, convint la vieille femme. Les Puissances aiment le sacrifice, mais pas les idiots suicidaires. Alors... je suis sûre que tu as des prisonniers lydanes. Nous savons tous que tu vas les tuer de toute manière.
Elle se tut. Qu'il comprenne, et qu'il donne sa réponse. |
| | | Paul de Peyrefendre
Messages : 18
| Sujet: Re: Sacrifice nocturne Ven 16 Mar 2018 - 22:57 | |
| Elle ne comprendrait pas. Ou, en fait, peut-être que si. Peut-être que la vieille comprenait très bien, et que c'était de ce déchirement intérieur qu'elle tirait ce sourire narquois. Et il ne s'agissait pas d'un humour gentil de petite vieille contemplant les remous de conscience des jeunes gens. Non, plus l'amusement d'un chat regardant les souris courir en tous sens, en proie à la panique. Un amusement désagréable, froid, glacé comme la lune, et qui n'avait, en fait, rien de vraiment amusant.
Non.
Une fois encore, le mot, énoncé clairement, avec une paisible autorité qui ne reflétait rien de ce que ressentait le futur comte. Un mélange de fureur brûlante et de peur glacée qui, au final, le laissait dans un état d'indifférence apparente ne révélant rien des puissants courants qui le traversaient.
Non. La femme laissa le mot s'étirer dans la nuit. Puis elle retroussa les lèvres, dévoilant des petites canines désagréablement pointues.
Je ferai tout ce que vous voulez, revalhend, singea-t-elle. Tout, sauf me remettre un prisonnier lydane. Un de ces sauvages que tu pends sans remords dix fois par lune. "Tout ce que je veux" ? Tu n'es qu'un jean-foutre, Paul de Peyrefendre ! croassa-t-elle en tendant un doigt osseux vers lui. D'instinct plus que par réflexion, la main d'épée du jeune seigneur se posa sur la garde de son arme.
Oh, oui, tue-moi, Paul de Peyrefendre. Tue-moi, pour essayer d'effacer ta lâcheté, et ta pitoyable faiblesse. Tu y arriverais, sais-tu ? Mais ensuite... Elle se pourlécha les babines.
Ensuite, ma foi, je te rendrais la vie... difficile. Elle attendit, les bras légèrement écartés, ses amples manches contre ses flancs comme des ailes prêtes à se déployer. Après quelques instants, alors que rien ne se passait, elle reprit la parole, d'un ton doux, patient, raisonnable. Le ton d'une mère tentant de raisonner un enfant capricieux.
Qu'est-ce que ça te coûterait ? Rien. Ce sont des Lydanes. Paul ne répondit pas. Cela lui coûterait énormément, et elle le savait très bien, sinon, elle n'aurait pas formulé cette demande.
Je perds mon temps avec cette mégère malfaisante. Venir ici était une erreur. Il caressa l'idée de faire ce qu'elle avait suggéré. La tuer. Ce serait tellement facile. Une pression des talons sur les flancs de la bête. Le cheval qui charge, de toute sa masse, et piétine la vieille bique. Dans le cas improbable où elle esquiverait, un coup d'épée. Ou même de botte. De robustes bottes de guerre, propulsées par une jambe vigoureuse, du dos d'un cheval de guerre lancé au galop. Il était déjà arrivé à Paul de fracasser des crânes lydanes de cette manière. Lutteur, sentant l'intention de son maître, s'était arqué, en prévision d'un démarrage foudroyant. Mais ce qui empêcha le futur comte de passer à l'action fut la crainte des représailles post-mortem de la sorcière. On ne savait jamais. Certains revalhend autoproclamés n'étaient guère plus que des amuseurs de rue, mais elle... Elle lui inspirait une sensation de danger qui faisait frémir sa colonne vertébrale, murmurait aux parties de son cerveau responsables de la partie "terreur primitive" de ses processus mentaux, susurrait à son oreille que ce serait vraiment une très, très, très mauvaise idée. Alors, il se relâcha, et le cheval avec.
Les guerriers Lydanes sont des ennemis, alors je les tue au combat. Ou alors, ce sont des criminels, et je les fais exécuter après jugement. Dans un cas, c'est la guerre, et dans l'autre, c'est la loi. Mais ce ne sont certainement pas des animaux sacrificiels. Et même en tant qu'ennemis, ils méritaient un certain respect, trouvait Paul. Mais il savait que son père n'aurait pas été d'accord.
Père lui aurait offert une vingtaine de prisonniers sans même discuter. Et leurs bébés avec, s'ils les avaient eu sous la main.
Alors, ils valent plus que ta femme ? Paul prit un moment pour mûrir sa réponse avant de la donner.
Le respect des lois et des usages est plus important que ma peine si ma femme mourait. Comme la vieille restait silencieuse, il se sentit obligé de développer.
Les lois sont ce qui nous différencie des bêtes sauvages. Perdre ma femme, c'est perdre une part de moi-même. mais accéder à ta demande, c'est anéantir toute mon ossature morale.
Beau discours, railla la vieille. Mais, reprit-elle d'un ton mortellement sérieux, je t'adjure de bien réfléchir à ta réponse. Parce que ce n'est pas un cours de morale théorique. Il s'agit de quelque chose de très, très, concret. Alors, est-ce que c'est ton dernier mot ? C'est ta dernière chance de faire le bon choix. Mais Paul de Peyrefendre n'avait plus le choix. En réalité, il ne l'avait jamais eu. On le lui avait enlevé bien avant sa naissance. Et, quelque part dans un monde qui n'était pas tout à fait celui-là, toute une lignée d'ancêtres Peyrefendre tombés au combat pour le respect de l'honneur, des principes, de la loyauté et de leur allégeance, hochèrent la tête d'un air approbateur en entendant leur illustre descendant donner sa réponse.
Oui. C'est mon dernier mot.
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