Votre Majesté,
J'ai compilé des informations empiriques rassemblées par mes agents de terrain à propos de ce que pensent, parmi le peuple comme la noblesse, les eiraliens de la politique de la Maison d'Higden ces dernières années vis-à-vis des Suéris comme des Lydanes. Je me suis intéressé à deux sujets plus particulièrement. Tout d'abord, ce que les gens pensent des Suéris en général et plus particulièrement de l'implantation de jarls suéris en Ismeerlane, au côté des Eiraliens de souche. Ensuite, ce que les gens pensent des Lydanes en général et du mariage de Petrus avec une Lydane en particulier (je parle ici, Sa Majesté l'aura compris, de vous).
J'ai bien conscience que vous ne m'avez rien demandé à ce sujet et qu'un souverain n'a pas à se justifier devant son peuple, mais je pense néanmoins que ces informations peuvent être intéressantes pour se faire une idée de la manière dont la Couronne est perçue, et savoir dans quelle mesure le sang étranger d'Iseult peut être un obstacle à son règne. Comme on peut s'y attendre, les opinions sont très différentes selon les personnes. Elles vont de la haine profonde et du mépris le plus total de la Couronne (je n'ose vous répéter certains mots que m'ont rapportés mes informateurs), à la plus grande satisfaction, généralement associée à l'adulation de feu Pétrus au point qu'on hésiterait à lui construire un temple parmi les innombrables bâtiments religieux divers et variés que compte déjà Falyse.
A propos des Lydanes
La situation est assez délicate. La Guerre Sainte Lydane remonte à une trentaine d'années, soit une à deux générations. On sent que les plaies du passé ont commencé à se refermer, mais on sent aussi qu'elles sont encore sensibles. En règle générale, dans des endroits reculés à tradition isolationniste (comme les montagnes d'Acrogée ou le Slianathaír), les gens se moquent éperdument du sujet, dans un sens comme dans l'autre. En revanche, dans les régions qui ont directement eu à subir les incursions et les atrocités qu'engendre toute guerre, il existe encore une antipathie, voire une haine, de ce peuple. Je pense notamment au nord du Kevalis et à l'Avranie orientale. Néanmoins, les plus virulents sont généralement ceux qui ont eu directement à souffrir lors de la Guerre Sainte. Les jeunes générations, qui n'ont pas vécu cette époque, sont généralement plus modérées.
Les opinions sur le mariage, et donc, la légitimité d'Iseult, sont, vous le comprenez, plus difficiles à recueillir. Personne ne voudrait être accusé de calomnier son souverain. Cela étant, mes agents de terrain sont généralement présents depuis longtemps, et connaissent bien les gens avec qui ils vivent. Ils ont donc accès à une liberté de parole qui permet de se faire une bonne idée de la situation. Comme souvent, la plupart des gens se moquent du sujet. C'est une grande constante, quelle que soit la cause en question, que quelques-uns se battront pour, quelques-uns contre, et l'immense majorité regardera faire en attendant de se rallier au plus fort. Un nombre non négligeable de nobles, toutes régions confondues, voient ce mariage comme une mésalliance qui affaiblirait la noblesse de la lignée royale. Il vous faut comprendre, Votre Majesté, que le statut de votre père parmi les Lydanes, n'a aucune importance dans l'esprit de la plupart des Eiraliens.
Il y a aussi un certain nombre de gens du Kevalis et d'Avranie qui haïssent cordialement Iseult d'Higden pour le sang qui coule dans ses veines. Cela étant, d'autres, à peu près aussi nombreux, trouvent une grande satisfaction à ce mariage, car ils vous voient (pardonnez ma franchise) comme une prise de guerre et donc la manifestation matérielle d'une victoire eiralienne décisive. Je me permets de suggérer que quelques hérauts et ménestrels rétribués à propager cette version, enjolivée mais selon moi exacte, des faits, pourraient faire beaucoup pour la Maison d'Higden. Sans compter les pragmatiques qui se basent uniquement sur la diminution des incursions lydanes pour affirmer que ce mariage était finalement une bonne affaire.
En résumé, je pense que le mariage risque effectivement de poser problème vis-à-vis de la popularité de la reine parmi les personnes âgées, nobles ou non, du Kevalis. Mais ce phénomène devrait diminuer au fur et à mesure des années. Néanmoins, cette décision a valu un respect posthume à Pétrus parmi un certain nombre de nobles de ces mêmes régions, respect qui pourrait se répercuter sur sa fille.
A propos des Suéris
Ils nous poseront, je pense, beaucoup moins de problèmes que les Lydanes, et ce pour plusieurs raisons. Tout d'abord, leur implantation commence à être assez ancienne, et, même auparavant, les gens d'Ismeerlane commerçaient pacifiquement avec nombre de Suéris. Alors que, avant Votre Majesté, on n'avait jamais vu les Lydanes entrer en Eiralie qu'en armes. Ensuite, conscients de la méfiance qu'ils suscitaient, les jarls suéris ont bien tenu leurs hommes, et l'on n'a constaté que peu de brimades des habitants d'Ismeerlane. Les rares dérapages ont été étouffés avec promptitude, parfois en même temps que les gens impliqués. De plus, il faut admettre qu'une armée professionnelle réagit bien plus rapidement qu'une milice lorsque le besoin s'en fait sentir. Et les jarls suéris se sont montrés tout à fait compétents dans la défense des côtes d'Ismeerlane, ce que nobles comme gens du peuple ont parfaitement intégré.
En réalité, le seul problème qui subsiste vis-à-vis d'eux tient au fait que leur arrivée a mécaniquement engendré une diminution de la taille des domaines attribués aux seigneurs eiraliens. Certains estiment, comme moi, que cette diminution a été plus que compensée par la diminution des pillages. Mais c'est plus affaire de symbole que de finance. Je me permets cependant de faire remarquer à Sa Majesté que certains domaines confisqués aux traîtres ayant soutenu l'insurrection de Castel-Gaillard n'ont toujours pas été redistribués. La symbolique sait parfois s'effacer devant une bourse bien pleine, et je pense que rendre ces terres à la noblesse permettrait de faire taire la plupart des mécontents.
Je me tiens à votre disposition pour en parler.